Peut-on conserver la nature comme on conserve les sardines ? Episode 1

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Écrit par Sophie Evers pour Bicursiosité

N’hésitez pas à consulter le cadre vocabulaire en bas de l’article.

Introduction

Au début du XVIIIème siècle, Peter Durand, commerçant anglais, invente la boîte de conserve. La boîte de conserve permet de garder des aliments comestibles grâce à une fermeture hermétique et stérile du récipient. Elle est d’abord utilisée dans la marine, elle entre progressivement dans le quotidien des foyers, et elle finit par participer au phénomène d’augmentation de la consommation des individus au sein des sociétés occidentales.

L’explosion démographique de la population humaine, l’explosion de la consommation par individu et l’épuisement des ressources naturelles entraînent, deux cents ans plus tard, l’émergence de l’idée de conservation de la nature dans les débats scientifiques et politiques. C’est la naissance d’une nouvelle discipline scientifique : la biologie de la conservation. On ne veut pas, bien sûr, mettre la nature dans une boîte de conserve, mais l’emploi d’un vocabulaire commun est un bon révélateur de l’approche adoptée par les humains face à la nature. Si l’on pense à l’analogie de la boîte de conserve, quelques pratiques de la conservation semblent s’y inscrire, tels que les zoos, les banques de gènes ou même les réserves naturelles. Ces méthodes de conservation semblent toutes être, d’une certaine manière, des boîtes de conserve de la nature faites par et pour les hommes, dans une optique de consommation. Les humains croient-ils pouvoir conserver la nature comme on conserve les sardines ?

Parler de conservation de la nature c’est dire qu’il faut garder la nature comme elle est, donc la protéger de toute détérioration et de tout changement. L’aliment contenu dans la boîte de conserve doit rester comestible, donc ne pas pourrir. La nature ne peut pas se plier à ce type de conservation parce qu’il est difficile de la réduire à une entité finie. Quelle que soit la définition qu’on lui donne, la nature est toujours en constante évolution, elle est changeante et dynamique: les saisons passent et s’alternent, les organismes s’adaptent et évoluent, les plaques tectoniques plongent et surgissent… Conserver la nature c’est aussi conserver la dynamique mouvante de la nature et cette conservation ne peut pas se réduire à la simple fixation de son objet. La biologie de la conservation tente de répondre à ce défi en étudiant les moyens de conserver la nature. Cette discipline scientifique est ainsi liée à la conception de la nature, qui varie pourtant avec les cultures, les époques ou les religions. On distingue les valeurs non-épistémiques, telles que les valeurs sociales, philosophiques, culturelles ou politiques, des valeurs dites épistémiques, relevant de la connaissance scientifique. Quelle est la place des valeurs en biologie de la conservation ?

Pour répondre à cette vaste question, trois épisodes vont se succéder. Tout d’abord, je présente les différentes étapes de la biologie de la conservation qui introduisent des valeurs non-épistémiques dans la discipline. Puis je me demanderai pourquoi la biologie de la conservation est intrinsèquement liée à ces choix, donc aux valeurs non épistémiques. Enfin, j’examine une étude de cas pour montrer que la biologie de la conservation doit intégrer les valeurs à sa pratique, sa méthodologie et à l’analyse de ses données. On commence donc avec le premier:

EPISODE I: Quand les valeurs s’infiltrent en biologie de la conservation

La biologie de la conservation fait face à de nombreux choix dans ses fondements, sa méthodologie et l’analyse de ses résultats, qui semblent difficiles de ne justifier que par des raisonnements scientifiques épistémiques : certains choix s’appuient sur des valeurs non épistémiques liées notamment à l’idée de nature. Les pratiques de la biologie de la conservation sont analysées les unes après les autres afin de comprendre les différents niveaux au sein de la discipline biologique au cours desquelles des choix de nature non-scientifique sont faits par les chercheurs.

1) Qu’est-ce qu’on met dans la boîte à conserve ?

Gorille au Sanctuaire de Mefou, Cameroun
Gorille au Sanctuaire de Mefou, Cameroun, photo prise par Sophie Evers

Les espèces et les populations

Les premières cibles évidentes de la conservation sont les espèces en danger d’extinction, c’est-à-dire les espèces qui sont le plus susceptibles de disparaître dans les prochaines années (ou les prochains mois, ou les prochains jours). Le deuxième type de cibles de la conservation sont les espèces dont le rôle est estimé fondamental dans leur milieu. Leur disparition causerait un grand impact sur les autres espèces qui les environnent (Redford et al. 1999). Une hiérarchie est créée entre les différentes espèces dans laquelle certaines espèces ont plus de valeur que d’autres. Cette hiérarchisation des organismes peut être influencée par notre propre vision de ces derniers en dehors de leur rôle dans leur milieu. Par exemple, les grands mammifères tels que l’éléphant, le tigre ou l’orang outan, attirent plus de projets de conservation que les insectes. Ceci en raison du fait qu’il est plus difficile pour nous d’observer les populations d’insectes, et que nous attachons une valeur particulière (culturelle, religieuse ou même émotionnelle) à certaines espèces emblématiques comme les grands mammifères.

Les écosystèmes

À plus grande échelle, la conservation d’une seule espèce appelle nécessairement à la considération de l’ensemble des espèces qui entrent en interaction (les facteurs biotiques). De même, le cadre non-vivant (les facteurs abiotiques), qui comprend les propriétés physiques, chimiques, climatiques et géologiques, doit être pris en compte pour la conservation d’une espèce qui dépend entièrement du milieu de vie dans lequel elle évolue. On ne peut donc pas parler de conservation d’une espèce isolément, mais toujours d’un ensemble d’organismes vivants (les facteurs biotiques) et d’éléments non vivants (les facteurs abiotiques) qui sont en interactions complexes : il faut toujours parler en terme d’écosystème. Un écosystème est un ensemble complexe qui regroupe les organismes et leur milieu, et qui sont en interaction. Un exemple d’écosystème peut être celui des mangroves, constitué par des arbres adaptés à la zone de transition entre la zone marine et terrestre. Les mangroves abritent une multitude d’organismes pendant leurs périodes de reproduction et leurs étapes juvéniles car c’est un milieu très riche en nutriments venant de la partie terrestre et protégé des courants et des vagues. Les interactions entre les organismes peuvent être de natures différentes, telles que l’herbivorie du crabe sur les propagules1 des mangroves ou la symbiose de certaines bactéries avec les racines des mangroves pour l’échange de minéraux. Il y a aussi des interactions avec le milieu abiotique: les mangroves par exemple sont des plantes halophytes, c’est-à-dire qu’elles supportent le sel et éventuellement peuvent l’utiliser.

La biodiversité

La biodiversité est un concept très complexe, et il est pourtant très utilisé aujourd’hui pour parler de conservation de la nature. La biodiversité peut être définie comme la variété et la variabilité naturelle au sein des organismes vivants, des complexes écologiques dans lesquels ils évoluent naturellement et des interactions entre organismes et avec leur environnement physique (Redford et al. 1999). Le concept de biodiversité est un instrument d’analyse d’un milieu naturel pour la biologie de la conservation. En conséquence, sa définition est étroitement liée à l’utilisation qu’en font les scientifiques. Pellens et al. (2016) écrivent que « notre compréhension actuelle de la biodiversité est un fouillis »2 en référence à la multitude de définitions données. Parler de conservation de la biodiversité c’est déjà donner une valeur à la diversité biologique : ‘diversity of organisms is good’ (Soulé 1985). Le fait de choisir que c’est la biodiversité qui doit être conservée, et non une certaine espèce ou un certain écosystème, donne à la biodiversité une valeur universelle : c’est ce qui est souhaitable pour la planète Terre. La richesse naturelle d’un écosystème nous donne sa valeur.

2) De quoi est faite notre boîte à conserve ?

Maintenant que nous avons vu ce dont il est question en conservation de la biologie, il faut comprendre les moyens humains de pouvoir conserver la biodiversité des écosystèmes, c’est-à-dire de systèmes dynamiques d’interactions interspécifiques (entre individus d’une même espèce) et intra-spécifiques (entre différentes espèces) dans un certain milieu. Nous allons voir que dans le choix de la méthode de conservation, il y a aussi un choix des valeurs que l’on donne à ce que l’on conserve.

Zoos et banques de données génétiques

Une première approche qui a été adoptée pour la conservation de la nature est celle, en correspondance avec l’idée de conservation d’une espèce (en danger d’extinction par exemple), des zoos pour les animaux et des jardins botaniques pour les plantes. Le principe est simple : récupérer l’espèce d’intérêt dans la nature, recréer un milieu dans lequel les individus de l’espèce pourront survivre et, au mieux, se reproduire (généralement de manière artificielle). Les zoos, comme les jardins botaniques, ont commencé par avoir un intérêt de connaissance et d’attraction avant de devenir des foyers de conservation. Plus récemment, les avancées en biologie génétique ont permis de développer une nouvelle forme de conservation de la nature à travers l’analyse ADN des espèces d’intérêt et l’enregistrement du code génétique de ces espèces dans des bases de données. Il est aussi possible de conserver des œufs ou du sperme d’un organisme en réfrigération (Soulé 1985) qui peuvent ensuite aider à la production d’un organisme viable. De cette manière, il y a conservation au sens où l’organisme concerné pourrait être recréé à partir de son ADN. La limite de toutes ces approches est, cependant, la limite de la conservation d’une seule espèce à la fois, qui ne rend pas compte de l’écosystème ni de ses interactions. La valeur attribuée à la diversité est une valeur de ressource, elle doit être disponible et abondante pour que les humains puissent l’utiliser. Comme les sardines, la nature est mise dans une boîte pour y être conservée puis utilisée quand cela est nécessaire. Plus l’entité conservée est utile à l’homme, plus elle a de la valeur.

Les réserves

La seconde approche est celle d’établir une réserve naturelle, c’est-à-dire une zone où la nature est préservée telle quelle. Comment décider quelle sera la localisation de la réserve, ses limites et la modalité des interactions avec les humains? Choisir la localisation d’une réserve se fait généralement sur de nombreux critères, telle que la biodiversité (plus elle est importante et plus la réserve acquiert un intérêt de conservation), ou encore l’intégrité du lieu, au sens où l’impact anthropique n’a pas encore détruit ou déréglé l’écosystème (c’est le mythe de la nature vierge). Mais peut-on délimiter un écosystème ? Lors de migrations animales, par exemple, il est difficile de concevoir une limite à l’interaction d’un organisme avec un milieu. Soulé (1985) constate que le taux d’extinction d’espèces dans une réserve est proportionnelle à la taille de la réserve : les organismes finissent par se déplacer ou le manque de déplacement et d’échange avec d’autres populations les achève. Pour finir, la modalité des interactions avec les humains est une question fondamentale dans la création d’une réserve. A quel point l’humain peut ou non intervenir dans la réserve pour le contrôle de certaines populations d’organismes? Est-ce que le tourisme y est possible et, en conséquence, à partir de quel palier ce tourisme dérange la réserve? Les décisions diverses qui sont prises dépendent en partie de la notion de conservation et de valeur de la nature.

Parc National du Mont Cameroun
Parc National du Mont Cameroun, photo prise par Sophie Evers

3) Comment savoir si les sardines sont bien conservées ?

Pour qu’il y ait conservation d’une espèce, d’un écosystème ou de la biodiversité d’un milieu, il faut savoir évaluer ces différents critères pour justifier leur conservation : il faut par exemple savoir quand une espèce est en danger d’extinction et/ou quand elle est essentielle dans un écosystème, ou encore quelle est la richesse de la biodiversité. Ces évaluations consistent elles aussi en choix non-épistémiques faits par les chercheurs. Redford et al. (1999) proposent un cadre de concepts permettant de mesurer la diversité biologique d’un milieu à partir de ses composantes génétiques, de ses populations/espèces et de son écosystème. D’après eux, ces différentes caractéristiques permettent d’évaluer au mieux les effets anthropiques sur la biodiversité d’un certain milieu. On retrouve ces mêmes composantes listées chez Pellens et al. (2016) comme les variables essentielles de la biodiversité. Cette fois-ci, cependant, la grande diversité de méthodes proposées par la biologie de la conservation est pointée du doigt car le manque de techniques d’analyses standardisées pour l’évaluation de la biodiversité entraîne de nombreux conflits. Ils estiment que dans les années 2000, environ deux nouvelles méthodes d’évaluation de la biodiversité étaient publiées par an. La conséquence est qu’il n’y a pas de cadre d’analyse et de résultats permettant de suivre les avancées de la discipline.

D’après eux, il n’est pas souhaitable de garder une approche multiple de la conservation, et ils proposent la diversité phylogénétique comme étant la plus représentative de la biodiversité totale. Même si l’on choisit la diversité phylogénétique3, la standardisation implique l’établissement de bases communes à tous les chercheurs, tels que les types d’analyses utilisés, les objets de l’analyse, les protocoles et les modèles de projets de conservation. Il faut par exemple choisir l’indicateur permettant d’évaluer l’état d’une population, la biodiversité et, surtout, les seuils à partir desquels on estime que la biodiversité est trop faible (Odenbaugh 2016). La standardisation semble imposer et fixer toutes les décisions, et donc les valeurs, qui parcourent les pratiques de la biologie de la conservation sans pour autant échapper à ces choix non-épistémiques.

Conclusion

Depuis l’objet d’étude, jusqu’aux moyens d’action et aux méthodes d’évaluation des résultats, la biologie de la conservation se heurte à tous les niveaux à des décisions non-épistémiques. On a constaté que la conservation de la nature et le principe de la boîte à conserve est problématique: la nature n’est pas un objet fini, la conservation n’en est pas évidente, et justifier ce que l’on conserve, comment, et sur la base de quels indicateurs, c’est introduire en biologie des valeurs éthiques, philosophiques, instrumentistes, économiques, religieuses, sociales, etc… A bientôt dans l’épisode 2, pour savoir pourquoi les valeurs se sont infiltrées en biologie de la conservation.

Vocabulaire

Conservation: vient du latin con-servare signifiant garder ou regarder, soit de la même racine que le terme ‘observation’. L’homme a longtemps observé la nature, et il a commencé maintenant à vouloir la garder, au sens de la préserver.
Ecosystème: du grec ‘οἶκος’ la maison et ‘σύστημα’ le système, est l’ensemble des organismes et de leur milieu en interactions les uns avec les autres.
Milieu biotique: ensemble des organismes vivants.
Milieu abiotique: ensemble des facteurs non-vivants (organiques, chimiques, géologiques, etc).
Biodiversité: littéralement la diversité de ‘βιος’ (en grec) la vie.
Epistémique: qui relève de la connaissance objective, scientifique (vient du grec qui signifie la connaissance).
Non-épistémique: qui ne relève pas de la connaissance dite objective/scientifique.

Bibliographie

  1. Odenbaugh, Jay, “Conservation Biology”, The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Winter 2016 Edition), Edward N. Zalta (ed.)
  2. Pellens, Roseli, and Philippe Grandcolas. Biodiversity Conservation and Phylogenetic Systematics. Springer, 2016.
  3. Redford, Kent H., and Brian D. Richter. “Conservation of biodiversity in a world of use.” Conservation biology 13.6 (1999): 1246-1256.
  4. Soulé, Michael E. “What is conservation biology?.” BioScience 35.11 (1985): 727-734.

Notes


  1. Les propagules sont des structures végétales pour la propagation de l’organisme qui la produit. Dans le cas des mangroves, il s’agit de tubercules de forme oblongues qui tombent de l’arbre et germent une fois plantées dans la terre. ↩︎

  2. Traduit de l’anglais: « Our current understanding of biodiversity is a mess. It is a fortunate, productive, and useful mess but a mess nonetheless. » (Pellens et al. 2016) Cette phrase étant remarquablement articulée, il est intéressant de lire la version originale pour en apprécier les rimes et l’ironie. ↩︎

  3. La diversité phylogénétique est définie à partir des arbres de phylogénies, eux-mêmes obtenus à partir d’analyses en biologie moléculaire ou génétique. Cet indicateur de biodiversité rend compte plus particulièrement de l’histoire évolutive d’un taxon (espèce, genre, famille…) et estime qu’une espèce ayant une histoire évolutive longue avec peu d’espèces parentes, donc isolée dans l’arbre phylogénétique, devrait à plus forte raison être conservée. ↩︎