Peut-on conserver la nature comme on conserve les sardines ? Episode 3

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Écrit par Sophie Evers pour Bicursiosité

N’hésitez pas à consulter le cadre vocabulaire en bas de l’article.

EPISODE III: Biologie de la conservation et conservation des valeurs

Nous avons vu dans l’épisode I que la biologie de la conservation implique de nombreux choix, qui se font pour la plupart à partir de valeurs non-épistémiques. Ce constat a été suivi par une explication, dans l’épisode II, du fait que la biologie de la conservation se soit construite sur des valeurs non scientifiques. Je souhaite dans un dernier temps me demander si la biologie de la conservation doit se passer des valeurs qui l’ont fondée. Ma position sera de défendre le rôle essentiel de ces valeurs non-épistémiques et du risque de les écarter.

1) Etude de cas dans le bassin du Congo

Pour défendre cette position, je m’appuie sur une petite étude de cas dans la pointe sud-ouest de la Centrafrique, où les forêts tropicales sont l’objet de conflits d’intérêts, notamment autour de la problématique de conservation. Trois acteurs majeurs sont pris en compte: les habitants de la forêt (des chasseurs-cueilleurs pygmées et des agriculteurs), les industries de bois et les projets de conservation de la nature.

Carte Centrafrique
Carte satellite de la localisation de la réserve de Dzanga-Sangha en République centrafricaine. (Source: Google Earth)

Habitants de la forêt

Au sein même de la forêt, on trouve les pygmées Aka qui sont des populations nomades des forêts tropicales de l’Afrique Centrale vivant de la chasse (antilopes, sangliers, porc-épics) et de la récolte d’insectes, de fruits, de miel et de graines en forêt. Les pygmées effectuent des échanges de services avec les populations dites d’agriculteurs, plus nombreuses, qui se sont sédentarisées 12. Les populations d’agriculteurs pratiquent l’agriculture itinérante sur brûlis, c’est-à-dire qu’ils brûlent des parcelles de la forêt pour pouvoir cultiver ces zones temporairement, et changent à intervals réguliers la parcelle qu’ils exploitent. Le sol couvert de cendres est très fertile pour accueillir les cultures telles que le manioc, le maïs, la canne à sucre, l’igname ou les bananiers. La parcelle est généralement utilisée deux ans, puis mise en jachère pour une période de 10 à 15 ans minimum. Parce que la parcelle est entourée de forêt, la dispersion des graines se fait facilement, entraînant le repeuplement de la zone une fois abandonnée par des espèces végétales forestières et ainsi le renouvellement de la forêt. On peut dire que ces deux populations - les pygmées Aka et les agriculteurs - vivent en équilibre entre eux et avec leur milieu naturel.

Industries du bois

Dans ces mêmes forêts tropicales, et ce depuis l’arrivée de colons européens à la fin du XIXème siècle, une exploitation forestière à grande échelle s’est mise en place, ainsi qu’une utilisation permanente de certaines parcelles pour des plantations (de café par exemple). Plus récemment, les avancées techniques ont entraîné une efficacité de plus en plus grande des méthodes de défrichements accompagnée par le développement de routes jusqu’au cœur de la forêt où les arbres sont plus hauts et plus gros, donc plus rentables.

Projets de conservation de la forêt

Le troisième acteur de cette petite étude de cas est la conservation. La forêt tropicale fait partie du nord du bassin du Congo, et est considérée comme un foyer de biodiversité. On y trouve de nombreuses espèces en danger, telles que les gorilles, les chimpanzés ou les éléphants. C’est une des raisons pour lesquelles le sud de la Centrafrique fait l’objet de nombreux programmes de conservation: on veut préserver sa diversité d’espèces et de communautés animales et végétales, on veut préserver ses écosystèmes. L’un de ces projets dans le Parc National de Dzanga-Sangha a consisté en l’aménagement de zones de réserves dont l’accès est interdit et qui sont donc surveillées par des écogardes, ou gardes de la nature.

2) Quand la biologie de la conservation oublie ses valeurs

Le résultat de ce partage de la forêt entre les différents acteurs est une fragmentation complète de la forêt tropicale entre zones d’exploitations privées industrielles et zones de réserves naturelles dans lesquelles les populations pygmées et d’agriculteurs ne sont pas prises en compte. En conséquence, ces derniers sont restreints à des parcelles limitées de terre (environ 5km autour de leurs villages), ce qui les empêchent de continuer librement leurs pratiques traditionnelles d’agriculture itinérante sur brûlis de manière durable. En 2017, le World Wide Fund for Nature (WWF) a été pointé du doigt par les médias pour ses pratiques peu éthiques envers les populations locales3.

Un tel projet de conservation semble avoir oublié de se pencher vers chacune de ses décisions non-épistémiques, et me fait donc penser qu’on a essayé de mettre un petit bout de forêt tropicale dans une boîte de conserve. Par exemple: qu’est-ce que l’on conserve? Quelle est cette nature que l’on souhaite préserver? L’être humain fait-il parti des calculs de biodiversité? Dans notre choix, sommes-nous en train d’imposer une hiérarchie entre espèces, entre acteurs humains? L’agriculture itinérante sur brûlis façonne depuis des siècles la forêt tropicale telle qu’elle est aujourd’hui et a permis aux populations locales pygmées et agricoles de construire un socio-écosystème durable (Bahuchet & Guillaume 1982). Parler de réserve naturelle au sens où il y aurait protection d’une forêt soit disant ‘vierge’ c’est détruire l’équilibre entre habitants de la forêt et écosystèmes… au profit de la destruction d’autres zones de forêt pour l’utilisation industrielle des ressources naturelles de la forêt tropicale.

Deforestation
Parcelle de forêt détruite aux alentours de Kribi (Cameroun), photo prise par Milena Cairo

3) Pour l’interdisciplinarité en biologie de la conservation

Au regard de cette petite étude de cas, il semble essentiel que la biologie de la conservation reste toute ouverte à la multitude de disciplines qui entre en jeu pour prendre des choix à tous les niveaux fondamentaux et de mise en pratique. En effet, des questions aussi théoriques que ‘qu’est-ce que l’on entend par nature à conserver’ ont des conséquences directes sur la méthode de conservation des espaces naturels choisie.

Soulé (1985) - l’un des principaux fondateurs de la biologie de la conservation - propose le concept de ‘discipline de crise’ pour parler de la biologie de la conservation. Il fait une analogie: la chirurgie est à la physiologie ce que la biologie de la conservation est à l’écologie 4. Chirurgie et biologie de la conservation sont des disciplines de crises au sens où elles doivent agir avant qu’il y ait une connaissance complète des faits et elles requièrent une approche à la fois scientifique et éthique, personnelle, adaptée au cas par cas. Cela fait de la biologie de la conservation une discipline interdisciplinaire qui inclut toutes sortes de disciplines imbriquées et complémentaires, depuis l’écologie jusqu’aux sciences sociales, en passant par la philosophie et la génétique.

Biologie de la conservation
Schéma illustrant la pluridisciplinarité qui construit la biologie de la conservation (source: Soulé 1985)4

Petite conclusion

On a vu qu’il peut y avoir une mise en pratique de la biologie de la conservation sans prise en compte de tous les choix non-scientifiques qui entrent en jeu, tels que les valeurs sociales, traditionnelles et culturelles. Prendre la biologie de la conservation comme une discipline strictement scientifique (ou value-free science - cf. Episode 2), c’est un danger pour son utilisation. La biologie de la conservation doit expliciter toutes les décisions qui la constitue: quelle nature veut-on conserver? Quelle méthode de conservation correspond à notre idée de nature?

Grosse conclusion

Dans le premier épisode, j’ai parlé des questions fondamentales qui se posent en biologie de la conservation et qui nécessitent la prise de nombreuses décisions par les biologistes, bien qu’il s’agisse la plupart du temps de choix non-scientifiques. Dans le deuxième épisode, j’ai essayé de comprendre pourquoi la biologie de la conservation est liée à ces valeurs non-épistémiques: par exemple, conserver la nature peut être lié à une approche utilitariste, ou encore à la valeur intrinsèque qui est conférée à la nature dans les cultures du monde entier. Pour finir, je me suis demandé dans ce troisième épisode, si la nature devait se libérer des valeurs qu’elle incarne. Une étude de cas m’a permis de défendre la thèse selon laquelle la biologie de la conservation doit expliciter, revendiquer et utiliser les valeurs qui la façonnent.

Penser qu’on peut conserver la nature dans une boîte, c’est oublier la complexité de la relation entre l’humain et tout ce qu’il entend par Nature. Au contraire, accepter le rôle des valeurs non-épistémiques dans les fondements et dans la pratique de cette discipline scientifique pourrait permettre de prendre au mieux les décisions, de renforcer nos capacités de conservation des milieux naturels, et de continuer à repenser la discipline et sa mise en pratique pour chaque situation différente.

Alors pour ceux qui doutaient encore… non! On ne peut pas conserver la nature comme on conserve les sardines.

Vocabulaire:

Socio-écosystème: il s’agit d’un système qui comprend à la fois l’activité, la présence et les interactions humaines et les composantes habituelles d’un écosystème (interactions complexes entre facteurs biotiques et abiotiques). Par ce terme, on souhaite donc intégrer les interactions entre l’humain et les espaces naturels, qu’il habite, qu’il modifie et dont il fait aussi partie! Comme présenté dans cet article, parler de socio-écosystème c’est aussi envisager un équilibre entre nature et humains, donc pas nécessairement parler d’un impact négatif des activités anthropiques.

Bibliographie


  1. Bahuchet, Serge, Doyle McKey, and Igor De Garine. “Wild yams revisited: Is independence from agriculture possible for rain forest hunter-gatherers?.” Human Ecology 19.2 (1991): 213-243. ↩︎

  2. Bahuchet, Serge, and Henri Guillaume. Aka-farmer relations in the northwest Congo basin. Vol. 189211. Cambridge/Paris: Cambridge University Press/MSH, 1982. ↩︎

  3. L’Obs. (25 septembre 2017). Bassin du Congo: le WWF accusé de complicité d’abus contre des pygmées. Consulté sur: https://www.nouvelobs.com/societe/20170925.AFP0680/bassin-du-congo-le-wwf-accuse-de-complicite-d-abus-contre-des-pygmees.html ↩︎

  4. Soulé, Michael E. “What is conservation biology?.” BioScience 35.11 (1985): 727-734. ↩︎